Rarement un instrument de musique aura été le protagoniste de tant de passions. De simple moyen d’exprimer un art, il va devenir le dépositaire de la pensée même des compositeurs.
“Mon piano est pour moi ce qu’est au marin sa frégate.. , plus encore peut-être, c’est moi-même, c’est ma parole, c’est ma vie; c’est le dépositaire intime de tout ce qui s’est agité dans mon cerveau… (Franz Liszt)
A travers cet instrument, Chopin, Liszt, Schumann et Mendelssohn exprimeront le plus profond de leur être. Il sera plus que le prolongement de leurs idées, il en sera l’essence même. “Je pense piano” dira Schumann.
Les autres instruments, à cordes ou à vent, sont des instruments fusionnels ne serait-ce que par leur maintien et le fait que l’on “fabrique” soi-même le son. Contrairement à eux, le piano est instrument de dualité : il se tient en face du musicien qui pour en jouer doit le pousser sans pour autant le repousser. C’est un instrument dialectique, un instrument de conversation, de compromis, mais c’est aussi un instrument qui amène le musicien à établir une relation passionnelle, conflictuelle avec lui. Schumann se paralysera le quatrième doigt de la main gauche à force d’exercices, ce qui le contraindra à abandonner sa carrière de virtuose. C’est vraisemblablement à cause de cette dualité que Liszt rejettera en 1847, du jour au lendemain, sa carrière de virtuose en se tournant dorénavent vers l’écriture et la direction d’orchestre. Quant à Chopin, s’épuisant dans cette dualité, il cessera de composer.
En ce XIXème siècle, le piano est au centre d’un débat : il peut permettre au musicien de sortir du cadre conventionnel de la sonate classique, que Beethoven a poussé à ses limites extrêmes. Il permet d’ouvrir une voie à la nouvelle musique romantique. On voit alors fleurir toutes sortes de petites pièces instrumentales autonomes. Pour Chopin, ce seront des préludes, des ballades, des études, ainsi que des pièces de danses (valses et mazurkas, concessions aux désirs de Vienne). Pour Schumann, ce sont les humoresques et fantaisies, petites pièces réunies dans des recueils aux titres évocateurs “Papillons”, “Carnaval”, “Kreisleriana”.
Pour Liszt, ce sont “les études d’exécution transcendentale” aux titres évocateurs de “Mazeppa », “Chasse Neige”, “Feu Follet”, “Harmonie du Soir”; pour Mendelssohn enfin, les “Romances sans paroles”.
Ces compositions ont deux points communs.
Elles sont toutes reliées en recueils. L’ensemble des préludes de Chopin, comme les études de Liszt, forment un tout. Ils peuvent être joués séparément, mais correspondent à une évolution dans la pensée de leurs auteurs. Chez Schumann, le cycle est une série d’histoires où il se raconte. Ces histoires sont reliées par un dénominateur commun, par exemple la mise en scène des personnages familiers du compositeur.
Quant aux “Romances sans Paroles” de Mendelssohn, elles nous donnent un ensemble de sensations, de situations propres à nous faire entrer dans l’intimité psychologique de leur auteur.
Deuxième point commun, toutes ces oeuvres sont soutenues par des titres évocateurs, par une idée préalable à la composition, un argument. Cet argument fait office de programme soit littéraire (Schumann), soit poétique (Liszt), soit psychologique (Chopin). Le programme a pour but de prolonger la note par le mot, le mot par la note, le désir des Romantiques étant de faire une “musique signifiante”.
La notion de programme existait en fait depuis longtemps si l’on pense par exemple à “La Bataille de Marignan” de Jannequin (XVIème siècle), aux “Quatre Saisons” de Vivaldi (début du XVIIIème siècle), à “La Pastorale” de Beethoven (début XIXème siècle) pour ne citer que les oeuvres les plus connues. Mais, chez les Romantiques, cette volonté d’argumenter la musique est plus systématique et va plus loin. Pour eux, une oeuvre n’est pas un simple assemblage de sons. C’est également un processus de pensée, une vision du monde, une philosophie. Ainsi, le musicien ne cherche pas seulement à plaire d’un point de vue esthétique, mais également à être compris dans son message. Il aide donc son public à se retrouver dans le signifiant de son oeuvre par un certain nombre d’indications extra-musicales : titre, sous-titre, dédicace, voire texte complet illustrant l’oeuvre comme nous le verrons plus tard avec Berlioz. Cette conception de l’écriture musicale dépassera largement le cadre de la musique pour piano et s’épanouira dans tous les genres des musiques de l’époque.
Les compositeurs, dans leur souci d’éduquer leur public et surtout de bien se faire comprendre, trouveront dans l’assemblage de petites pièces de caractère, reliées dans un cycle général par un argument préliminaire, le moyen de communiquer des oeuvres de plus en plus difficiles. Ils pourront ainsi mieux guider un public exigeant et dépasser la forme sonate qu’ils considèrent comme archaïque.
La sonate reste toutefois une référence que l’on retrouve dans leur musique de chambre et leurs symphonies. Liszt compose une sonate pour piano dédiée à Schumann, Chopin en compose trois. Le quatuor opus 44, le quintet opus 45 de Schumann font directement référence à la sonate. Mais la sonate comme la fugue n’est plus qu’une structure parmi d’autres, l’un des moyens pour parvenir à s’exprimer le plus profondément possible.
Les conservateurs, héritiers du langage Beethovénien dont ils ne veulent changer les cadres, s’opposent aux novateurs. Cela donne lieu à des “duels” passionnés de pianistes, fort prisés par toute la haute société européenne. Le plus célèbre sera celui qui oppose Thalberg (Sigismund Thalberg. (1812-1871). Pianiste et compositeur autrichien.) et Liszt. Il fera couler beaucoup d’encre et durera de 1836 à 1846… 10 ans…. Il n’y aura pas de vainqueur.
Vienne voit tour à tour passer Chopin, Liszt, Hummel, Clara Wieck (la jeune femme de Schumann, l’une des plus grandes virtuoses de son époque). Pourtant, aucun d’entre eux ne s’installera à Vienne. Seul Czerny (1791-1857) restera fidèle à la ville impériale, sans doute en souvenir de son maître et du fait de sa réputation de professeur de piano. Il est reconnu en tant que disciple et promoteur de la manière de jouer du grand Beethoven.
C’est auprès de Czerny que le jeune Franz Liszt (1811-1886), pourtant originaire de Hongrie, prend des leçons de piano en 1822. Il est alors âgé de 10 ans. Il aurait d’ailleurs été entendu par Beethoven qui lui aurait baisé le front. Ce baiser, Liszt en sera très fier et le considérera comme le symbole de sa mission : perpétuer l’oeuvre de l’artiste, du novateur.
Il reste quatorze mois chez Czerny, perfectionnant son talent. Puis il part pour Budapest et Paris. Il ne revient à Vienne que dans le cadre de ses tournées internationales. En 1847, il abandonne définitivement sa carrière de virtuose et prend le poste de Kapellemeister à Weimar.
Il laissera une immense oeuvre pour piano, ainsi que d’innombrables transcriptions pour piano et pour orgue, notamment celles des symphonies de Beethoven, des oeuvres de Wagner, de Schubert, de Mendelssohn, etc…
Frederic Chopin naît en 1810 près de Varsovie et meurt à Paris en 1849. En 1829, au sortir de ses études du conservatoire de Varsovie, il fait un premier voyage à Vienne, attiré par la réputation de l’école de piano de la capitale autrichienne. Il est fort bien accueilli et se fait des amis comme le violoniste Schuppanzigh, les compositeurs Kreutzer et von Sezfried, le baron Lichnowsky (protecteur de Beethoven) et les pianistes Katharina Cibini et Leopoldine Blahetka (élève de Czerny).
L’éditeur Haslinger publie ses variations opus 2.
Pourtant, en 1831 lors de son deuxième voyage, l’accueil est plus froid. Vienne aime les grands virtuoses extravertis à la manière de Paganini qui fait un triomphe à chacune de ses apparitions. On assiste même à un délire collectif lors d’un concert le 28 mars 1828 au Redoutensaal. Paganini est comparé à Faust : ”Peut-on jouer ainsi du violon sans pactiser avec le diable?”.
Les magasins vendent ses portraits. Son effigie est partout présente. Sa fameuse coiffure crée une nouvelle mode.
On retrouve les mêmes excès à l’égard de Franz Liszt. Des femmes s’évanouissent sur son passage, des hommes se battent pour avoir un bout de sa chemise.
Le virtuose n’est pas seulement un artiste particulièrement talentueux. C’est également un homme puissant, un artiste dominateur et ravageur, un séducteur capable de transmettre par son jeu mais aussi par sa seule présence toutes les émotions que les foules attendent de lui.
Chopin, bien que pianiste exceptionnel, est un homme introverti, plutôt féminin. C’est un tendre, un doux, un poète mal à l’aise devant la foule.
Il va exercer son talent dans les salons, à l’opposé du phénomène virtuose. Là, il pourra prendre le temps de communiquer d’une façon plus intime, plus personnalisée… mais c’est à Paris que cela se passera… Chopin quitte Vienne, désabusé “… ici, on appelle les valses des oeuvres, et Strauss et Lanner, qui dirigent des orchestres de danse, des Kapellemeister.”
Par cette critique, le pianiste pose le problème de la grande césure qui va s’opérer de façon irrémédiable entre la musique savante et la musique populaire.
Le fossé ne fera que s’accentuer jusqu’à nos jours.
La musique devient techniquement de plus en plus difficile. Elle est l’affaire de spécialistes. Les prouesses de jeu des virtuoses dépassent l’entendement. La plupart des oeuvres de Liszt et de Chopin sont techniquement bien plus difficiles à jouer que n’importe quel morceau de Mozart. Nous sommes loin de l’époque où les nobles pouvaient exécuter, avec quelque entraînement, l’oeuvre de leur compositeur favori. Cette difficulté croissante accentuera d’ailleurs l’aura des grands virtuoses.
Mais les prouesses ne sont pas une simple question de doigté. Elles sont également exceptionnelles du fait de leur écriture de plus en plus complexe.
Ecrire demande une haute qualification qui coupe le compositeur du reste des hommes d’autant plus que le compositeur romantique a en plus l’obsession d’être unique, original, de laisser un message pour la postérité, d’être reconnu comme génie.
Parallèlement à cette évolution, la musique plus populaire, dite de danse ou de caractère, garde un succès extraordinaire auprès du grand public.