Gustav Mahler. (1860-1911)
Les prémices d’un âge nouveau.
Mahler est certainement le musicien le plus brillant et le plus étonnant de cette époque charnière où le public se tourne de plus en plus vers les oeuvres du passé et où les chefs d’orchestre supplantent les créateurs de musique contemporaine.
Né en Moravie et mort à Vienne, Mahler est véritablement un trait d’union entre cette fin de XIXème siècle au romantisme décadent, et le XXème siècle courant vers des bouleversements de toutes sortes, ouvert à toutes les possibilités de langage, mais aussi à tous les excès, toutes les violences, toutes les horreurs.
Enfant, il écoute la musique militaire de la garnison toute proche.
Cette musique va le hanter toute sa vie durant, ainsi que la musique folklorique bohémienne.
Doué, il fait ses études au conservatoire de Vienne et se considère élève et ami de Bruckner. Pourtant il n’a jamais été véritablement son élève.
Il poursuit par ailleurs des études de philosophie et d’histoire de la musique.
A vingt ans, il commence à gagner sa vie comme chef d’orchestre.
En 1880, des épreuves personnelles frappent durement Mahler : le suicide d’une jeune amie, un amour malheureux, les premières crises de folie de son ami Hans Rott, et enfin l’échec de son Klagende lied” au prix Beethoven.
Il montre alors une incroyable détermination à devenir un grand chef d’orchestre. Il se trouve un impresario et entame sa carrière. Jusqu’en 1885, il travaille comme second ou comme assistant à Hall, Laibach et Olmütz. Puis il oeuvre à Prague de 1885 à 1886, à Leiptzig de 1886 à 1888, où il est assistant de Nikisch, grand maître de l’époque. Il devient directeur de l’opéra de Budapest de 1888 à 1891,et enfin kapellemeister au Stadttheater de Hambourg (1891-1897). Il se taille la réputation d’un excellent chef, remarqué pour ses interprétations des opéras de Mozart, du Fidelio et de la 9ème symphonie de Beethoven. Il est également connu pour son exigence excessive et son mauvais caractère.
Pourtant Vienne, où il installe sa famille dès 1889 à la mort de ses parents, reste la ville qui l’attire. C’est le phare de la patrie musicale austro-allemande. Il obtient en 1897 le poste de chef d’orchestre du Hofoper (opéra de Vienne), ce qu’il considère comme la consécration de sa carrière. Il y passera dix ans de sa vie, offrant au monde le modèle de ce que vont être les grands chefs du XXème, de Toscanini à Furtwangler, de Karajan à K. Böhm.
Pour sa nomination à Vienne au poste le plus prestigieux de la capitale, il doit se convertir au catholicisme. Juif d’origine, il n’aurait jamais eu accès à ce poste sans cette “formalité”. L’antisémitisme est déjà puissant en Autriche et dans toute l’Allemagne. Malher en souffrira toute son existence. Il se sentira d’ailleurs toujours un étranger, où qu’il se trouve; perpétuel déraciné, il ne trouvera sa patrie que dans sa musique.
Quand il obtient son poste au Hofoper, bien des difficultés l’attendent. Outre le mépris et l’hostilité qu’on lui montre du fait de ses origines, sa musique est systématiquement boudée. On lui reproche de faire de la musique de chef manquant de créativité, une succession de copiages du répertoire qu’il dirige habituellement. Son originalité et ses qualités de compositeur échappent totalement au public viennois.
Ses succès en tant que compositeur seront tardifs et toujours en dehors de sa ville. Il faut en effet attendre 1902 pour voir sa 3ème symphonie triompher à Crefeld en Rhénanie. Ce succès a un retentissement dans toute l’Allemagne et sa carrière compositionnelle démarre à travers l’Europe.
Cette année 1902 marque également un tournant dans sa vie privée.
Il se marie avec Alma Schindler, femme d’une grande beauté, très mondaine, d’une culture extraordinaire et de surcroît douée pour la composition. Mais celle-ci est obligée de laisser là ses prétentions, car le caractère entier et despotique de son mari ne supporte aucune compétition possible, pas même une simple écoute amicale.
Elle lui reprochera avec raison de délaisser par trop son foyer. Et Malher, qui a une très haute idée du bien et du mal, n’étant pas à l’abri de tout reproche, devra se repentir et expier.
Au quotidien, cet homme partagé entre ses pulsions violentes et sa haute idée de la morale est un être angoissé, un scrupuleux, et un despote insupportable.
Mahler utilise le système tonal (de plus en plus remis en question) jusqu’à ses extrêmes limites, sans jamais l’abandonner. Par le jeu de ces “harmonies grinçantes”, l’accord parfait arrive toujours comme un éclairage divin, une libération de la tension et de la tentation destructrice de la dissonance.
Son emploi du temps comme chef ne lui laisse plus la possibilité de composer pendant la saison de spectacles. Il le fait pendant ses vacances.
En tant que chef de la Hofoper, ses innovations sont nombreuses : il fait abaisser la fosse d’orchestre pour ne pas gêner la mise en scène, attache une attention particulière au décor en collaboration avec le peintre Alfred Roller, peintre du mouvement Sécessionniste et qui participera à la naissance de l’expressionnisme. Il oblige les chanteurs, qu’il veut également comédiens, à travailler d’une façon extrêmement précise. Il décide l’exécution d’un répertoire toujours très moderne, difficile, sans concessions au goût léger du public Viennois. Il porte d’ailleurs un grand intérêt aux travaux de Schoenberg, sans pour autant le suivre sur tous les plans.
Mahler montre surtout une curiosité et une ouverture aux choses de son temps.
Pourtant, cette Vienne, qui lui doit beaucoup, ne lui rendra pas toujours l’hommage qu’il mérite.
C’est lui qui va conférer à la ville son prestige de première capitale musicale d’Europe sur le plan orchestral et culturel; ce qui refait de Vienne un lieu de réflexion et de conception du progrès artistique international. Mais, tout comme Freud avec ses détracteurs, Malher laissera des plumes dans sa bataille quotidienne contre l’habitude et la paresse intellectuelle.
N’ayant pas le succès qu’il mérite à Vienne, Mahler voyage un peu partout comme chef et compositeur. Son travail est de plus en plus apprécié à l’étranger et ses absences de la capitale autrichienne sont de moins en moins acceptées par les Viennois. La ville commence à lui chercher un remplaçant.
En 1907, Mahler quitte Vienne pour l’Amérique. Il y est nommé directeur du Metropolitan Opera de New York. Les seuls à le regretter amèrement sont Schoenberg et ses disciples, qui voient partir leur plus ardent protecteur.
Il reste directeur du Metropolitan pendant deux ans, puis devient chef permanent de la Philharmonic Society.
Il revient régulièrement à Vienne, notamment pour préparer sa 8ème symphonie, surnommée “Symphonie des Mille” et composer ses dernières oeuvres. Le 12 septembre 1910, cette oeuvre est créée à Münich, marquant l’apothéose de la carrière compositionnelle du musicien.
Mais il n’entendra pas ses ultimes partitions, le “Chant de la Terre”, la 9ème, la 10ème inachevée dont il ne nous reste que l’adagio.
Il meurt le 18 mai 1911, pendant un orage violent, d’une maladie incurable dont il souffre depuis plusieurs mois.
Mahler laisse derrière lui les dernières traces de la symphonie romantique, témoignages de l’évolution, des bouleversements, des réflexions passionnelles et des modifications structurelles qui ont empreint le XIXème siècle.
Mahler est un homme du XIXème siècle, et avec lui meurt un certain romantisme allemand : un romantisme qui avait tout bouleversé, qui avait enthousiasmé une jeunesse entière au point de lui donner une telle puissance intellectuelle et créative qu’elle occultera, jusqu’à une époque récente, une partie de la musique ancienne et de la musique contemporaine.
La querelle des “pro” et des « anti” Mahler étant aujourd’hui dépassée, on ne peut qu’être impressionné par le génie de ses orchestrations, par le ciselage extraordinaire de ses timbres et la puissance évocatrice de sa musique.
Plutôt que d’ouvrir une porte sur la nouvelle musique, il a fermé derrière lui celle d’une certaine esthétique. Il n’est pas passé à l’écriture atonale, mais il a atteint l’extrême limite de l’harmonie classique.
La musique de Mahler, victime de la haine attisée par la guerre, sera interdite par le Reich, censurée comme juive; ailleurs, elle sera censurée comme trop allemande.
Les péripéties posthumes de sa musique suivront ainsi curieusement celles de son destin personnel.
Aujourd’hui, elle est enfin réhabilitée, reconnaissance méritée pour l’une des grandes figures de la musique symphonique.
Richard Strauss (1864-1949)
Le père de Richard Strauss, choriste réputé de l’opéra de Munich, est profondément conservateur et déteste Wagner qu’il doit malgré tout interpréter scrupuleusement dans sa fosse d’orchestre à l’opéra.
Pourtant, quand son fils Richard développe ses talents de compositeur, il le fait dans la lignée wagnérienne. Considéré comme moderniste dans ses premières oeuvres, il voit son père faire partie de ses détracteurs.
Hans von Bülow le remarque dès 1881 et l’aide, tant sur le plan de sa carrière de compositeur que de celle de chef d’orchestre.
Jusqu’à l’âge de 40 ans, Richard Strauss se consacre presque exclusivement à la musique symphonique. Son traitement des thèmes et de la modulation rapide le place tout droit dans la succession du maître de Bayreuth.
Richard Strauss attache une immense importance au maniement des timbres. Sa musique est considérée comme audacieuse, volcanique et sensuelle. Il s’exprime essentiellement, durant cette première période, dans le genre “poème symphonique”.
L’utilisation d’un “programme” extra-musical est une constante de son oeuvre, bien que son inspiration et sa réalisation soient toutes différentes de celles de son modèle romantique, Berlioz, dont il adapte en allemand le traité d’orchestration.
Richard Strauss est tourné vers des aspirations beaucoup plus philosophiques. “Mort et Transfiguration” de 1889, et “Ainsi parlait Zarathustra” de 1896, tous deux inspirés par Nietszche, révèlent son penchant pour la pensée de son époque.
Dans le “Don Juan” de 1888 et le “Macbeth” de 1886, refait en 1891, il nous dévoile son besoin d’aborder des personnages mythiques.
“Till Eulenspiegel” de 1895 et “Don Quichotte” de 1897 suivent le même chemin. Sa musique décrit la psychologie de l’âme, et le monde intérieur de ses personnages.
Il veille toujours à ce que sa musique puisse rendre palpable son argument, aussi abstrait soit-il. Pleines de virtuosité, d’inventions et d’un lyrisme toujours prenant, ses oeuvres symphoniques de la première période le placent d’emblée dans la cour des grands.
En 1905 s’opère le début d’un tournant décisif. Sur un texte d’Oscar Wilde, son opéra “Salomé” est présenté à Dresde. Il commence alors une carrière lyrique qui marque sa deuxième période compositionnelle.
Conservant son souci d’expressivité extrême, il se sert de tous les moyens possibles, orchestraux, dramatiques, pour communiquer les sentiments de ses personnages “très humains”… Trop peut-être. Excessifs, morbides, aliénés, une galerie de personnages nous est présentée dans la lignée de l’”expressionnisme” environnant.
“Salomé” puis “Elektra” en 1909 étonnent un public dérouté par ses sujets jugés trop sensuels pour l’époque et en réalité cruellement proches de la condition humaine : violence, jalousie, érotisme. Le public est impressionné par une musique d’une extrême audace, toujours tonale dans la tradition des grands maîtres allemands, très fortement charpentée et d’une facture irréprochable. Richard Strauss, à l’opposé des longueurs wagnériennes, a un discours concis, rapide; il ne laisse pas l’auditeur reprendre son souffle, enchaînant les modulations si rapidement que l’oreille n’a pas le temps de se reposer.
Cette écriture se trouve en adéquation complète avec la psychologie de ses protagonistes tourmentés et versatiles. Aussi son succès est-il rapidement assuré, bien que le plus grand reste encore à venir.
C’est à Vienne, en 1911, que “Le Chevalier à la Rose” retentit comme une bombe lyrique, faisant de son auteur l’idole de la capitale autrichienne. Suivent “Ariane à Naxos” en 1916 et “La femme sans Ombre” en 1919, qui est une commande de la ville. Vienne voue au compositeur un véritable culte, une admiration sans limites, d’autant plus que ses opéras renouent progressivement avec une écriture néoclassique, bien plus sage que celle de ses premières années. Délaissant l’avant-garde, Richard Strauss devient le compositeur contemporain le plus apprécié du public, et il tourne définitivement le dos au modernisme dans ces mêmes années.
Sa collaboration avec le Hofoper dure jusqu’en 1924 où il démissionne de son poste de co-directeur. Après l’énorme succès de “La Femme sans Ombre” à Vienne, ce sera la condamnation par le régime Nazi, essentiellement due à sa collaboration avec Stephan Zweig, écrivain juif aux sujets souvent jugés scabreux.
Strauss prend alors tout son temps pour composer tranquillement.
En 1925, il perd son librettiste Hofmannsthal qu’il ne pourra jamais vraiment remplacer. On lui reproche de louvoyer avec le IIIème Reich et il doit finalement s’exiler en Suisse, après avoir été une image presque légendaire dans son pays.
Richard Strauss meurt en 1949 à Garmisch, après avoir dit adieu au monde dans ses “Quatre derniers Lieder”. L’impressionnante beauté de cette musique s’explique sans doute par la concentration créatrice d’un compositeur arrivé à la fin de sa vie et conscient de laisser là son testament musical, entièrement composé d’harmonies et de contrepoints sublimes. Ultime monstre du romantisme, d’abord révolutionnaire, puis devenant d’année en année plus traditionnel, il reste un des musiciens les plus écoutés du XXème siècle.