Les deux figures centrales de la lutte qui oppose les pro et anti Wagner à Vienne ont pour nom Bruckner (1824 – 1896) et Brahms (1833 – 1897).
Le père de Johannes Brahms, issu d’un milieu extrêmement modeste, remarque vite les dons précoces du jeune enfant. A l’âge de dix ans, Johannes devient l’élève de Marxen (grand maître de l’époque) qui lui apprend le piano et la composition.
Il commence à gagner sa vie dans les tavernes du port de Hamburg, tapant de la musique de bas étage sur de vieux pianos désaccordés.
Le 23 octobre 1853, Schumann lui consacre un article dithyrambique, et marque ainsi son entrée dans la vie publique.
Brahms tombe éperdument amoureux de Clara Schumann. Cependant l’admiration inconditionnelle qu’il porte à son époux, mort quatre ans après leur rencontre (1856), ainsi qu’ une différence d’âge de 17 ans, laisseront cette relation à un stade purement platonique. Cet éternel vieux garçon ne se mariera jamais. Il mourra en 1897, un an après Clara.
Il occupe à Vienne,sans grand enthousiasme, quelques postes de chef de choeur de 1862 à 1875. Il pourrait vivre uniquement de son travail de compositeur, mais il délaisse pourtant ce confort mérité. Sa sombre nature le rend aigri et fait de lui un vieux jeune homme, perpétuellement bougon. Il défendra toute sa vie la tradition musicale classique, s’opposant à la nouvelle musique représentée par Liszt et Wagner. Cette haine le relèguera définitivement au rang des traditionalistes et des conservateurs. Et pourtant ses quatre symphonies sont une réinvention complète du genre. Certes, il ne rompt pas avec les structures du classicisme, mais il les transcende. Ce ne sont pas deux thèmes antagonistes qui s’opposent dans une structure tripartite, mais trois, quatre, cinq thèmes qui se chevauchent, s’entremêlent, forment le fondement d’un développement à la fois minutieux et monumental. De la même façon ses oeuvres pour piano auront des structures comparables à ses symphonies.
Dans toute sa musique de chambre, dont il a été très prolixe, on retrouve cette profondeur, cette sincérité qui font de lui le musicien du doute et de l’inquiétude.
Le travail des harmonies toujours très poussé, sa richesse d’écriture, tant sur le plan mélodique que rythmique et polyphonique, le placent à un rang que bien des compositeurs de l’époque pourraient lui envier.
Pourtant sa musique, tournée vers le passé, sonne comme la fin d’une époque.
Né trop tard pour Clara, pour son époque, pour sa musique, il finit dans la solitude.
Les points communs qui relient Brahms à Bruckner, dans cette Vienne fin de siècle, sont certainement leur goût immodéré pour la bière qu’ils consomment abondamment dans quelques tavernes et leur vie d’éternels vieux garçons loin du luxe et des honneurs.
Il n’y a que de très brèves rencontres entre les deux hommes et l’on sait que Brahms n’est pas tendre avec ce Bruckner bien trop timide pour entrer dans une querelle ouverte. Si quelques aspects de leur caractère eussent pu les rapprocher, tout les oppose sur le plan esthétique.
Bruckner, en Wagnerien inconditionnel, consacre toute sa vie à l’édification d’une oeuvre symphonique reprenant tous les fondements compositionnels du maître. Une vie très simple, une maladresse légendaire, une extrême introversion font de lui un homme uniquement dédié à la musique. Cela ne signifie pas qu’il n’ait ni passion ni le pouvoir d’aimer, mais il en va ainsi de sa destinée. Il reste solitaire et définitivement coupé du monde féminin. Trois tentatives d’épousailles seront bien maladroitement menées auprès de femmes très jeunes qui se riront de lui.
Joseph Anton Bruckner consacre les quarante premières années de sa vie à l’enseignement, comme son père, d’abord dans des villages de montagne, puis à Saint Florian, près de Linz.
Jusqu’en 1865 où il assiste à Munich à la représentation de “Tristan et Isolde”, il compose peu. On lui attribue seulement quelques pages religieuses pour l’abbaye de Saint Florian. Cette représentation est pour lui une révélation. Il se rend à Vienne pour travailler très sérieusement la composition : autodidacte, travaillant d’arrache-pied, il est excellent organiste mais s’estime peu savant en écriture. En 1868, il est à son tour professeur d’orgue, d’harmonie et de contrepoint au conservatoire de Vienne ainsi qu’ “organiste de la Cour Impériale” où il est particulièrement apprécié pour ses dons d’improvisation.
En 1873 il dédie sa troisième symphonie à Richard Wagner qui le repousse dans un premier temps, puis se ravise après lecture et lui donne le meilleur accueil. C’est alors que commence la concurrence avec Brahms dont les symphonies triomphent auprès du public viennois alors que lui-même est boudé.
Bruckner se trouve confronté à une hostilité qui le dépasse et l’attriste car il ne l’a guère cherchée. Lui qui souhaite seulement édifier des monuments symphoniques “au bon Dieu” (pour reprendre sa propre expression à propos de sa neuvième symphonie restée inachevée), sert de bouc émissaire d’un Wagner trop imbu de lui-même pour le soutenir. Il est particulièrement en butte aux critiques acerbes de Hanslick, anti-Wagnérien notoire.
De la troisième à la neuvième symphonie, on sent le compositeur se détacher du Wagnérisme pur et dur. Certes, son goût du gigantisme et ses développements interminables en sont des réminiscences inconscientes. Mais son inspiration mélodique, ses répétitions thématiques seraient plutôt à rapprocher d’un Schubert.
Bruckner travaille en constructeur, en architecte du monument symphonique avec cette âme simple et naïve de petit instituteur modeste qu’il restera jusqu’à la fin de sa vie. Il meurt à Vienne. Aujourd’hui, il repose à l’abbaye de Saint Florian qui fut son seul havre de paix.